La scénographie épurée - un cercle de miroir posé à même le simple tapis de danse rose poudré, à l'horizontale, comme un étang, sur lequel joue une douche de lumière au travers de filets métalliques suspendus - met en valeur les corps des huit danseurs entre les deux strates. Entre ciel et terre.
Songlines saisit le mouvement fondateur qu’est la marche, ce stade où l’esprit, le corps et le monde tendent à la fusion, en cristallisant son canevas dans l'emblématique composition musicale In C de Terry Riley. Considérée comme la première œuvre du courant de la musique minimaliste ou répétitive, créée en 1964 pour 35 instrumentistes à San Francisco, la partition présentait un concept inédit : exclusivement construite de 53 phrases musicales tenant en une page, les musiciens devaient en jouer chaque motif, tout en étant libres de le répéter autant qu'ils le souhaitaient, avant de passer au suivant. Un véritable joyau pour un travail sur la marche... La marche compose, la marche écrit, la marche unit, elle brode un lien indéfectible avec l’environnement. Quels totems contemporains se dressent en résonance aux pas d’aujourd’hui ? Joanne Leighton invente une migration des gestes et des espaces, qui éveille, suggère, égraine des significations dans cet ici et maintenant qu’est aussi un plateau de danse, c’est-à-dire beaucoup plus que la matérialité plane d'une scène.
Chambre noire est une hallucination sauvage autour de la vie de Valérie Jean Solanas (1936-1988), la plus belle enfant de toute l’Amérique, la psychologue de génie qui a passé sa vie à séjourner dans des instituts pour malades mentaux, la première « pute intellectuelle », l’auteure du SCUM Manifesto, manifeste féministe radical autoédité en 1967, la femme qui a tenté d'assassiner Andy Warhol.
Dans un écrin sombre et clinique traversé de néons évoquant les nuits grunge new-yorkaises, se joue un duo entre une marionnettiste, Yngvild Aspeli, et une musicienne, Ane Marthe Sørlien Holen. Avec une grande intelligence dramaturgique, elles composent un univers ensorcelant, mêlé de marionnettes à taille humaine, de projections vidéos et de percussions magnétiques. Un désert de solitude se dessine au travers de ce personnage complexe, pluriel, outrancier et absolument humain.
Si l'art marionnettique a conquis sa place aux premières loges du théâtre contemporain, c'est grâce à des explorations de cette envergure, de celles qui transgressent les frontières entre les matières, qui osent pulvériser l'opposition entre le vivant et l'inerte pour inventer une identité visuelle mettant à profit tout le spectre de l'« inquiétante étrangeté » qu'offre l'objet inanimé lorsqu'il est soudain manipulé par des experts. Onirique, érotique, dérangeant, fantastique, le spectacle déploie l'immense nuancier de la fureur émotionnelle que peut convoquer le théâtre d'objets.
D'un souffle rageur, ravivant le personnage de Valérie Solanas jusque dans ses méandres les plus intimes, Chambre Noire en révèle les deux visages, démentiel mais aussi visionnaire, inexorablement liés. C'est aussi l’oppression qui est donnée à voir, ainsi qu'une révolte, et les formes qu’elles ont pu revêtir ces dernières années. Une œuvre complète et singulière, à découvrir.
Le Mouffetard - Théâtre des arts de la marionnette œuvre pour la promotion des formes contemporaines des arts de la marionnette. Le partenariat entre les deux structures se poursuit en mai 2019 lors du Second Square consacré au théâtre d'objet dans le cadre de la 10ème Biennale internationale des arts de la marionnette.
En parrallèle du spectacle et dans le cadre de Second Square Imag(in)é Atelier manipulation - Marionnettes à taille humaine Samedi 27 et dimanche 28 octobre, de 17h à 18h30, adultes, 5€ sur inscription Un atelier de manipulation de marionnettes à taille humaine autour du spectacle Chambre noire*de Yngvild Aspeli de la compagnie Plexus Polaire, en représentation du 12 au 15 décembre au Carreau du Temple. Marionnettes humaines, animales, êtres hybrides crées par la compagnie… autant d’êtres étranges à manipuler, sous les conseils et la conduite de Pascale Blaison, manipulatrice et constructrice de marionnettes pour Chambre Noire, ainsi qu’intervenante à l’Ecole Supérieure des Arts de la Marionnette à Charleville-Mézières.
*Le tarif réduit sur le spectacle est accordé aux participants de l'atelier. Un atelier proposé par Pascale Blaison, en partenariat avec Le Mouffetard - théâtre des arts de la marionnette.
Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute.
Convoquant douze femmes sur scène, aussi adroites dans le jeu footballistique que dans le jeu de comédiennes, la metteure en scène et actrice invente une performance complètement atypique pour porter un texte personnel sans concession. En crampons et maillots, elles affirment leur légitimité à fouler cette pelouse majoritairement réservée aux hommes, y risquant une histoire politique des corps, des identités, et des libertés de choix. Tour à tour spectatrice, coach et nourrice, Rébecca Chaillon conduit ses joueuses vers une zone étrange où la violence des discriminations se cogne à la puissance de l'équipe.
En écho, il y a un texte donné à lire en fond de scène, avant d'être parlé et incarné. En vis-à-vis sont évoquées règles sociales et règles menstruelles. Il fallait oser. En tête à tête, du gradin au stade, se frottent la solitude du spectateur et la collectivité sportive qui s'active, animée par « l'esprit de groupe » (utopie ou naïveté ?).
En contraste, le carton gras des pizze et les cannettes de bière englouties à la chaîne se révoltent contre le papier glacé des magazines rayonnant de femmes longilignes.
En dégradé, Rébecca nous en fait voir de toutes les couleurs, sans oublier le bleu-blanc-rouge, en toute ironie, bien sûr. En volte-face, elle nous la joue à l'envers pour la jouer encore plus vrai : qui joue ? Qui dirige ? Qui est actif et qui est passif ? Seule dans les gradins, d'abord impassible, muette, c'est pourtant bien elle qui mène cet incroyable ballet de femmes.
En perspective, de la difficulté d'être une femme, ne serait-ce que cela, d'être homosexuelle, noire, ronde... Telles sont les questions qui labourent la terre dont l'odeur envahit la salle, effluves d'humour et de cynisme, de panache et de lucidité.
La spire est un terme inventé par la chorégraphe aérienne pour nommer la spirale en filin d’acier de 6.5 mètres de hauteur et 18 de longueur, en trois boucles, qu'elle a pensée comme une structure-sculpture à la fois vaporeuse et monumentale. Dans Horizon, sa création précédente, Chloé Moglia explorait en solo la décomposition du mouvement au bout courbe, comme un oiseau au sommet d'une tige de roseau. Aujourd'hui, avec La Spire, cinq interprètes féminines suspendues et une musicienne, Marielle Chatain, invitent le public à suivre le fil d'une extraordinaire ascension ; ici, c'est indéniablement la suspension qui intéresse en premier lieu Chloé Moglia.
Or l'artiste aime à dire : "J'associe la suspension à la question". De fait, ce n'est pas seulement l'impressionnante performance technique qui est donnée à voir, mais c'est aussi l'interrogation sur les ressorts cachés d’une puissance invisible qu'il est proposé de deviner. A priori, puissance et ténacité ne riment pas avec sensualité et sensibilité. Avec cette pièce à multiples strates, Chloé Moglia parvient pourtant à débusquer cette harmonisation, en un endroit secret, tout près du cœur de l'agilité, et à la rendre palpable aux enfants comme aux adultes, aux férus de spectacles comme aux passants. Un enchantement.
À l'issue du spectacle, des ateliers de pratique seront initié par les suspensives, ainsi que des ateliers, découvertes graphiques autour du thème du fil, animés par la Gaité Lyrique.
Une performance inédite de Chloé Moglia et Marielle Chatain à 17h clôturera la journée.
Nom complet du spectacle : Je rentre dans le droit chemin (qui comme tu le sais n'existe pas et qui par ailleurs n'est pas droit)
Pourquoi, quand et comment la nudité a-t-elle un sens sur scène ? Enfin, un chorégraphe défie frontalement la question, sans détour ni métaphore, dans une forme pétillante, entre fausse conférence et danse vraie.
Dans le droit chemin de sa première pièce Mieux vaut partir d’un cliché que d’y arriver, présentée au Carreau du Temple en 2018, Sylvain Riéjou poursuit son exploration vidéo-chorégraphique de l’acte de création en partageant l’intimité de ses questionnements d’artiste.
Publiée sur Internet en 2010, sa vidéo-danse Clip pour Ste Geneviève, pourtant chaleureusement accueillie par le public lors de festivals de danse, tombait sous le joug d’une interdiction de circuler sur la toile. Législateur : Dailymotion. Motif invoqué : caractère pornographique.
S’est alors dessinée une interrogation sur les paradoxes de la représentation du corps dans l’art et dans la publicité : pourquoi un corps donné à voir dans toute sa vérité, donc nu, sur un plateau, dans une visée artistique, choque-t-il bien davantage - les enfants comme les adultes - que toute vidéo aux allusions clairement sexuelles, à but commercial ?
Imposant challenge pour un interprète qui a mis des années à abdiquer devant le fantasme de l’Apollon athlétique et ténébreux pour accepter son corps blanc, mince et imberbe, ce nouveau solo tente de démêler la confusion fossile entre nudité et obscénité.
Dans un climat chatoyant d’autodérision, déjouant le parfum de scandale que suscite le nu, Sylvain Riéjou propose son lexique du dénuement et le met en pratique avec son propre corps pour mettre en évidence que c’est là l’acte le plus engagé et engageant du danseur. Il nous rappelle, avec une étonnante pudeur, que toute création artistique est intrinsèquement une mise à nu.
Spectacle inclus dans votre soirée : VACA - Anna Chirescu
Entre théâtre et chorégraphie, un ensemble de quatre interprètes, doués dans les deux registres, met en jeu la circulation de la parole comme une architecture mentale aux dimensions insondables.
Dès les premiers instants, tout compte. Chaque micromouvement, le moindre battement de paupière, le rythme propre d’une main qui se tend, tout compte. Comme dans la vie. La pièce décrit ce que le langage crée dans l’espace, cette substance intangible et pourtant quasi-organique, la construction de nos identités par l’oralité, la difficulté de s’exprimer. En vis-à-vis, Vincent Thomasset, pour notre plus grand plaisir, va jusqu’à mettre en scène la perplexité, explorant le large royaume de l’incompréhension, la complexité à transformer des mots reçus en images limpides.
Un vaste réseau de regards entre les comédiens élabore peu à peu une structure à quatre corps qui, dans le même temps, ne font qu’un, au sens où ils sculptent l’espace. L’auteur-metteur en scène a écrit un texte simple, drôle, mais qui, l’air de rien, flirte avec une élégante mise en abîme, provoquant du moins un subtil choc télescopique, à l’instar de son titre. À l’écoute, dans Ensemble Ensemble, il y a « semblant ». En plein milieu. Portée par une création sonore et lumineuse exceptionnelle, la pièce fait apparaître et disparaître les acteurs, donne à entendre la voix des uns par la bouche des autres via un dispositif de doublage en direct : se creusent alors des décalages cocasses entre les voix et les personnes, les personnes et les gestes.
Transportées du son d’un clavecin baroque à l’admirable composition électro de The Noise Consort, la musicalité pure des mots, comme vidés de leur sens, les cacophonies de musique et de voix, de troublantes assonances, les dialogues décousus jusqu’au délire, éploient l’immense panel des formes langagières.
C'est un poème d’un amour infini, porté par des interprètes d'une qualité de présence et d'une plasticité visuelle impressionnantes. Ils habitent le plateau sous plusieurs formes (duo, solo, quatuor, sextet), selon un triptyque. Le premier tableau, apocalyptique, évoque ce moment mouvant du deuil, ce temps post-traumatique qui imprime une torpeur au corps abandonné. Le deuxième est l'interprétation figurale en solo d'une lettre à l’absent, “Le soleil sera noir comme le trou dans mon corps.” Enfin, c’est une communauté humaine qui cherche par le corps à ritualiser l’absence et la présence, la solitude et la relation, afin de les transmuter, et à appeler ainsi la lumière par-delà la douleur, sur La Passion selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach.
Une éloquence des images de plateau, une expressivité des rétentions et des gestes traversent la danse. La grande chorégraphe flamande ne se départit pas pour autant de son abstraction lunaire, de l'extrême précision de l'écriture des corps dans l’espace, mêlée de géométrie, de fluidité, de répétition et de minutie, qui constituent sa signature depuis 20 ans.
Ici, dans une symbiose quasi-obsessionnelle, le mouvement est étroitement lié à la composition musicale, notamment à la pulsation rythmique fondamentale de la musique électronique de Mika Vainio, jusqu'à coïncidence parfaite, troublante. On sort de cette pièce comme d'un bel enterrement, émus mais soudés, chargés d'émotions mais allégé par la brise de ce "je t'aime" dansé.
En partenariat avec le festival Faits d’hiver et le Centre culturel suisse à Paris Avec le soutien de l'Onda - Office national de diffusion artistique
Planté dans sa boîte à théâtre, navrant et attendrissant pantin, un soldat aboie ses convictions, ou plutôt celles qu'on lui a enfoncées dans le crâne. Toujours au garde-à-vous, cerné de microphones tel un grand orateur, il laisse seules ses lèvres s'agiter, dont sortent par flots les mots de la guerre, de la résignation, de la témérité insensée, de l'aveuglement. Dans sa bouche résonnent l'errance et l'endoctrinement des légionnaires, répétant à coups de cris féroces ce qu'on leur dicte, chants militaires ou devises de guerriers. Sa gorge est un cratère. Celui d'un volcan en éruption déversant une lave d'émotions enfouies qui, à peine jaillies, durcissent au contact de l'air en une forme de slam. Les gestes mécaniques, le regard fixe et hagard disent tout de la perte. Ici pourrait être ailleurs. Et vice versa.
Une performance vocale et physique soulignée par la pertinence du dispositif dramaturgique d'Hubert Colas, simple, drôle, ironique, efficace : mettre en scène le légionnaire en civil, planqué derrière son bosquet de micros à pieds, et faire porter le képi et les fanions au moniteur télé qui retransmet en direct son portrait en plan américain.
Mot caillou, le on scande le texte de Sonia Chiambretto. Car les képis blancs ne sont plus des individus, mais les organes d'un groupe, d'un improbable "on". Venant de toutes origines, ils inventent leur langue à eux, sentimentale, sédimentaire et imagée, qui se resserre autour d'un patrimoine commun, le chant de la peur, de la renonciation, mais aussi de l'espoir et du rêve. D'un sujet délicat et de la matière sonore de cette langue du soldat, qu'elle appelle "langue française étrangère", Sonia Chiambretto extrait un joyau brut.
Une traversée de l'univers de la Légion par la voix d'un soldat, bouleversée et bouleversante.
L’Ordre du discours, texte phare du philosophe Michel Foucault, leçon inaugurale prononcée au Collège de France en 1970, n'a toutefois fait l'objet d'aucune capture, ni sonore, ni filmée. Fanny de Chaillé comble ce vide par le théâtre. Si penser, c'est bouger, comment, réciproquement, redonner corps à une pensée ? L'artiste construit, au sein même d'un amphithéâtre, une performance entre texte réel et fantasme.
L’Ordre du discours est un discours sur le discours, que sous-tend une hypothèse : chaque société régit, régule, organise et contrôle la production du discours. Parce qu'il a une matérialité, contient autant de pouvoirs que de dangers, il est un lieu de luttes et de blessures, de domination et de servitude. Et donc, d'inquiétude. Le philosophe lui-même introduisait sa leçon en partageant sa peur de dire : "Plutôt que de prendre la parole, j'aurais voulu être enveloppé par elle, m'apercevoir qu'au moment de parler, une voix sans nom me précédait depuis longtemps."
Ayant habitué son public à des formats atypiques, Fanny de Chaillé ne fait pas exception à la (non-) règle en confiant cette performance de soliste à Guillaume Bailliart, plongé dans une dialectique effervescente entre le langage et sa manifestation. Sur les bancs de l'université, nous assistons à une véritable métamorphose des écrits foucaldiens en une délicate partition gestuelle et une trame rythmique et vocale soutenue. Elle restitue la parole à la voix, la voix au corps, le corps aux gestes, s'appuie sur le théâtre pour mettre en danger la langue et, plus encore, inverse brillamment la structure du théâtre - des paroles et gestes réels dans un univers fictif - en mettant en scène, dans le cadre impitoyablement réel de la faculté, des mouvements qui parlent une langue fictive.
Une performance entre texte réel et fantasme, un discours sur le discours, autour de "L’Ordre du discours", texte phare du philosophe Michel Foucault !
Une performance frénétique où se mêlent danse et action painting !-
Deux corps transforment sous nos yeux le décor de leur danse spasmodique, maculant de peinture le sol et les murs. Sur une création musicale haletante, de l'ambiance freak show au body art hypnotique, ce tableau aléatoire en mouvement amène à l'orée de la transe.
Atmosphère japonisante, mais ici point de cliché. Prendre le contrepied des codes, oui, mais pour mieux honorer la danse et son histoire, telle est la ligne de conduite de David Wampach. Figure incontournable de la scène contemporaine, passionné par les rituels, le chorégraphe épuise à outrance chacun de ses sujets, en jouant des opposés, du costume déjanté à la nudité crue, de matériaux affinés en matières premières. Sa démarche, forte d’influences théâtrales et plastiques, se manifeste par des œuvres empreintes d’une grande liberté souvent adossées à une histoire savante.
Par ailleurs, le titre de la pièce provient du courant de l'endotisme initié par Pablo Picasso et Francis Bacon qui, à l'inverse de l'exotisme, s'enracine dans l'originel et dans la nécessité de créer. La pièce revisite ainsi l'héritage de la performance, l'action painting et le mouvement gutaï des années 60, dans le sillage de l’artiste Shuji Terayama, dont le travail polymorphe, directement plongé dans la matière sensible et s'adressant à tous les publics, trouve bien des échos dans celui de David Wampach. Mettre le corps, avec tous ses systèmes, au centre de l’action dansée, à la fois comme matière et support, instrument et sujet, un corps qui transmet, qui transforme, avec un matériau de plus, la peinture, c'est ce que propose ENDO.
À force de réconcilier l'inconciliable, Wampach fait désormais partie de ces rares artistes dont on peut dire qu'ils ont vraiment marié culture savante et culture pop.
Avec le soutien de l'Onda - Office national de diffusion artistique